L'accessibilité : un enjeu plus culturel que technique
Le propos qui suit s’appuie sur ma propre expérience d’expert en accessibilité numérique. Il reflète les situations, tensions et constats que j’ai pu observer sur le terrain, au fil des projets et des équipes.
Mais j’ai la conviction que ces mécanismes ne concernent pas uniquement l’accessibilité. Ils traversent l’ensemble du champ du numérique responsable, de l’écoconception à la protection des données personnelles, partout où l’on cherche à introduire plus de qualité, d’éthique et de soutenabilité dans des environnements dominés par la vitesse, la performance brute, des KPIs centrés sur les performances individuelles et la rétention des utilisateurs, et une culture du court terme.
Les difficultés rencontrées, manque de reconnaissance, priorisation absente, résistances culturelles sont systémiques : elles freinent toutes les démarches qui visent à rendre le numérique réellement plus inclusif, durable et responsable.
On associe souvent l’accessibilité à une compétence technique que l’on peut « ajouter » au reste : apprendre les bons éléments HTML, connaître les contrastes de couleurs, maîtriser les lecteurs d’écran ou les tests en navigation clavier. Certes, ces connaissances sont essentielles, mais elles ne suffisent absolument pas.
Faire un site ou une application accessible, ce n’est pas seulement suivre des standards : c’est construire un espace numérique où chacun peut interagir dignement, sans devoir lutter contre des composants pour accéder à l’information ou aux services.
En ce sens, l’accessibilité est transversale : elle concerne le design, le développement, les produits, les contenus, les tests, la stratégie. Ce n’est pas « le problème du dev » ou « de l’UX » , mais une responsabilité collective.
Il est tentant de croire qu’on peut régler les problèmes d’accessibilité à coups de formations ou d’ateliers. On organise un « a11y lunch & learn » , on partage une liste des bonnes pratiques et des points d’attention, on multiplie ces listes sur les espaces documentaires, sur Figma, on les partagent aux équipes de tests, et on pense que ça sera suffisant.
Mais la réalité ressemble à la double coche bleu sur Whatsapp, on est vu mais personne ne réagit vraiment.
Pourquoi ? Parce que les gens formés n’ont pas toujours l’espace ni le soutien pour appliquer ce qu’ils ont appris.
Parce que les priorités du produit sont fixées par des gens qui ne comprennent pas l’impact des choix d’inaccessibilité. Oui, l'inaccessibilité est un choix quand on nous dit qu'on corrigera après la mise en production.
Parce que la culture des équipes et de la stratégie valorise la rapidité et la nouveauté, pas la rigueur ni la soutenabilité.
La compétence technique n’est qu’un des leviers. Sans alignement des comportements et de la culture d’équipe :
les bonnes pratiques ne sont pas appliquées ;
les choix accessibles sont vus comme des obstacles ;
les efforts sont abandonnés dès la première « urgence produit » .
Et ce n’est pas une question de mauvaise volonté individuelle. C’est souvent un problème de cadre collectif. Tant que l’accessibilité n’est pas portée, encouragée et reconnue comme une valeur structurante, elle restera marginalisée, même dans les équipes les mieux formées. Autrement dit, l'accessibilité est un enjeu culturel.
Votre culture d’entreprise est un frein à l’accessibilité
Que vous soyez dans une agence web, une ESN, ou une entreprise éditrice de votre solution produit, si votre leitmotiv est uniquement la rapidité de mise en production de fonctionnalités ou des innovations tape-à-l’oeil, dans une logique inspirée des techbros (voir culture bro) au détriment de la qualité, de l’écoute des utilisateurs et de l’inclusion, alors il est temps de vous interroger. Une telle culture d’entreprise ne peut que rarement permettre l’émergence de produits accessibles, durables et réellement utiles à toutes et tous.
L’accessibilité n’est pas une case à cocher en fin de projet.
Dans la plupart des projets ou l’accessibilité est « une case à cocher » , ce qui compte avant tout, c’est :
livrer vite (quitte à casser des choses) ;
se démarquer par sa « brillance » technique, on passe ainsi plus de temps à optimiser les octets de son code ;
célébrer ces « hackers » qui travaillent tard la nuit, générant une grosse dette technique ;
et minimiser tout ce qui est perçu comme ralentissant le développement.
L’accessibilité, dans ce contexte, est souvent vue comme une « contrainte » , un « fardeau » ou un « coût » , et non comme un investissement dans la qualité humaine du produit. Cette mentalité crée un terrain où :
les décisions sont prises sans consulter les utilisateurs finaux, on voit d’ailleurs notamment que les UX sont finalements surtout des UI ;
les bugs d’accessibilité sont systématiquement dépriorisés, perdus dans les limbes du backlog en attendant une miraculeuse enveloppe budgétaire ;
et les voix qui portent des préoccupations inclusives peuvent se retrouver marginalisées, voire moquées.
Même avec les meilleures intentions, une équipe ancrée dans ce type de culture produit naturellement des environnements numériques excluants. Pourquoi ? Parce que dans une logique où tout doit être livré hier, l'accessibilité ne peut pas rivaliser avec des métriques court-termistes comme la vitesse de release ou le nombre de tickets fermés par sprint.
Quelques conséquences concrètes :
Les composants non accessibles sont réutilisés systématiquement, car « ça marche » et « on a pas le temps de refactorer » ;
Les utilisateurs concernés ne sont jamais consultés, car « faire un test utilisateur prend trop de temps et de budget » ;
Les outils de design ou de développement n’intègrent pas ou très peu les exigences d’accessibilité, car ce n’est pas vu comme « essentiel » ;
Les personnes qui défendent l’accessibilité sont perçues comme ralentissant l’équipe, créant une pression psychologique et un sentiment d’illégitimité.
Ce type de culture finit par éteindre les élans d’initiative en matière d’inclusion : même les gens formés, sensibilisés et convaincus finissent par baisser les bras, car leur environnement n'encourage pas, voire décourage, les comportements responsables.
L’accessibilité, dans ce contexte, n’est pas simplement oubliée : elle est activement étouffée.
Et c’est là que réside le cœur du problème : tant que les comportements portés par les managers ou la direction valorisent la vitesse, la performance brute, et une forme d'élitisme technique, aucun plan de formation à l’accessibilité ne pourra suffire. Ce n’est pas une question de compétence isolée, mais de système de valeurs et de culture partagée.
Dans mes nombreuses expériences professionnelles j’ai d’ailleurs noté que ce sont souvent les femmes qui portent les sujets d’accessibilité à bras le corps, plus sensibles aux enjeux d’inclusion. On voit d’ailleurs presque une équité sur ce sujet dans ce sondage où elles seraient plus de 40% dans ce secteur https://webaim.org/projects/practitionersurvey3/#gender alors que les femmes représentent moins de 10% des développeurs. Cette implication n’est sûrement pas anodine : peut-être s’inscrit-elle dans une continuité de ce que l’on appelle le travail invisible ces tâches essentielles mais peu valorisées, souvent prises en charge par les femmes, qu’il s’agisse du soin, de l’écoute, ou de l’inclusion. L’accessibilité, trop souvent reléguée au second plan dans les priorités organisationnelles, en fait partie. Porter ces sujets, c’est prolonger une responsabilité sociale que beaucoup de femmes endossent déjà, parfois sans reconnaissance, dans l’espace privé comme professionnel.
On retrouve d’ailleurs cette parité dans un autre aspect du numérique responsable : la fonction de DPO (délégué à la protection des données), où la répartition femmes-hommes est également équilibrée, comme le montre cette étude de l’AFCDP.
Changer la culture pour améliorer l’accessibilité
Changer les comportements, ce n’est pas faire la morale ou pointer du doigt : c’est transformer les dynamiques de travail pour qu’elles deviennent inclusives par défaut. Il s’agit de créer un environnement où chaque personne, quel que soit son rôle (dev, designer, PO, décisionnaire, etc.), se sent concernée, légitime et soutenue pour prendre en compte l’accessibilité.
Cela passe par :
avoir une politique RH qui inclut plus de femmes et de minorités concernées dans ses équipes ;
une direction dédiée, avec un budget et des équipes dédiées, on notera par exemple que la BBC dont l’excellence en matière d’accessibilité n’est plus à démontrer a un « head of digital accessibility » ;
des temps d’échange transverses entre équipes techniques, métiers et responsables de contenus autour du sujet de l’accessibilité ;
une co-construction des produits avec les utilisateurs et utilisatrices concernées, autrement dit des tests utilisateurs réguliers en présence des responsables, en effet les développeurs les plus autocentrés ne résistent que rarement quand ils sont confrontés aux résultats concrets sur les publics de leur production ;
et surtout une vraie volonté de faire des choix éclairés collectivement, plutôt que dans une logique top-down ou centrée sur les seuls KPIs.
C’est peut-être avec cette finalité que, lors des ateliers menés autour du schéma pluriannuel d’accessibilité numérique, une exigence du RGAA pour les sites publics que pourrait émerger cette prise de conscience. En réunissant tous les acteurs des projets : chefs de projet, développeurs, designers, représentants métiers, communication, etc. Pour co-construire ensemble le schéma pluriannuel et les plans d’action associés, on mobilise les principes de la design thinking et de l’intelligence collective. Cela permet de transformer un document perçu comme purement réglementaire en un engagement partagé, à la fois moral et concret.
entre les propriétaires du site et leurs utilisateurs ;
entre les équipes projet et les exigences d’inclusion ;
entre la vision à long terme et les actions du quotidien.
Ce processus collaboratif permet aussi de répartir les responsabilités, d’identifier les leviers d’action à chaque niveau (contenu, design, code, stratégie) et de faire émerger une vision commune de ce que signifie « un service numérique réellement accessible » .
Valoriser une vision long-terme
L’accessibilité n’est pas un correctif qu’on ajoute à la fin : c’est une approche structurelle. Il faut donc sortir du court-termisme (le « on shippe vite, on patchera après » , qui ne marche jamais) pour adopter une vision de qualité pérenne.
Cela suppose :
de revoir les priorités produit pour intégrer l’accessibilité dès la conception ;
d’aligner les indicateurs de performance avec des objectifs inclusifs (taux d’usage réel, feedback utilisateurs, audit d’usage et non seulement technique) ;
d’accepter que prendre le temps de bien faire n’est pas une perte de vitesse, mais un investissement dans la robustesse et la confiance.
Encourager une posture d’humilité et d’apprentissage continu
Enfin, travailler sur l’accessibilité, c’est aussi cultiver une certaine forme d’humilité : accepter qu’on ne sait pas tout, qu’on peut se tromper, qu’on doit continuellement se former, écouter, tester, s’adapter.
Ce n’est pas une check-list une fois pour toutes. C’est une dynamique.
Et elle n’est tenable qu’à condition que l’environnement de travail valorise cette posture :
en donnant de l’espace à la veille, à l’apprentissage mutuel ;
en normalisant le fait de poser des questions et de demander du soutien ;
et en intégrant les personnes concernées dans les tests, les décisions et les retours terrain.
Conclusion
L’accessibilité ne se résume pas à des normes à appliquer ou à des tickets à corriger. C’est une démarche profondément humaine, qui interroge la façon dont on conçoit, développe et maintient nos produits numériques.
Tant qu’on se contente d’en faire une compétence isolée à transmettre, sans remettre en question les comportements et les cultures d’équipe, on échoue.
Les meilleures intentions s’écrasent contre des murs invisibles : la pression du delivery, la valorisation des profils « rockstar » , l’incompréhension ou le désintérêt des décideurs.
Pourtant, il est possible de faire autrement.
Quand on crée un cadre où l’accessibilité est portée collectivement, où chaque acteur du projet comprend son rôle et peut agir, alors on sort du symbolique.
Les ateliers autour du schéma pluriannuel du RGAA, co-construits avec toutes les parties prenantes, si on arrive à réunir tout le monde, notamment les directions, en sont un excellent exemple : ils transforment une obligation réglementaire en une dynamique d’engagement collectif, un vrai contrat de confiance entre les équipes et les utilisateurs.
En fin de compte, faire de l’accessibilité, c’est faire preuve de respect, de responsabilité et de savoir-vivre.
C’est refuser de considérer les personnes en situation de handicap comme une variable d’ajustement.
C’est choisir de mettre l’humain au centre, dans les pratiques comme dans les valeurs.
Ce choix ne dépend pas seulement de ce que l’on sait faire, mais de ce que l’on décide de faire, ensemble

